Par Aude Bonvissuto, Directrice du VentureLab
Si cela peut paraître bateau, il s’agit pourtant d’un exercice délicat, qu’il convient de mener de manière ancrée et disciplinée, pour ne pas virer à l’exercice publicitaire qui consisterait à se contenter d’apposer un slogan sur l’entreprise. Et oui, une « raison d’être » puissante, c’est une raison d’être qui fait vibrer la corde sensible de l’entrepreneur·e, des employé·e·s et des clients actuels et futurs. C’est une raison d’être qui préfère ne pas « parler à tous » mais « chanter aux oreilles de certains ». C’est une raison d’être qui motive, qui donne la Gniac, qui permet de rebondir dans les difficultés et qui guide les décisions du quotidien.
Il existe plusieurs méthodes, plusieurs écoles. Personnellement, je suis tombée dans la marmite de Simon Sinek en 2009, et de son cercle d’or: WHY – HOW – WHAT. A l’époque, c’est mon coeur de marketeuse qui a vibré : « voilà une merveilleuse façon de donner du sens à une marque face à ses clients ». Depuis, j’ai dévoré ses livres et me suis nourrie de nombreux articles qui les décortiquaient. Cela m’a permis de développer ma méthodologie et de la mettre à l’épreuve de la réalité des entrepreneurs en devenir : dans une situation où l’entreprise n’est pas encore créée mais où l’individu souhaite fédérer ses collaborateurs et clients autour d’une organisation plus grande que sa personne.
A ce jour, j’ai accompagné une quinzaine de jeunes entrepreneurs dans l’identification et la formulation de leur raison d’être. Cette expérience à la fois individuelle et collective m’a fait découvrir certains apprentissages pouvant être utiles à toute personne qui souhaite donner du sens à son projet entrepreneurial. Je vous les partage donc en toute humilité, avec l’espoir que cela suscite l’intérêt et la discussion, afin d’aider les entrepreneur·e·s et entreprenant·e·s à créer un futur durable.
Dans son livre Les Lois Naturelles de l’Enfant, Céline Alvarez évoque la manière dont les enfants expriment leur joie, leur excitation, avec tout leur corps : le sourire, les petits sauts éventuels, les doigts qui se tendent ou se contractent, les micro-mouvements que le corps entier se met à faire. Chaque cellule ressent ce bonheur. Pour les enfants, cela est particulièrement présent lorsqu’un apprentissage a lieu : « j’ai compris ». Ma lecture, c’est que finalement, ne serait-ce pas là la raison d’être d’un enfant ? Apprendre, comprendre. Si les adultes que j’ai accompagnés ont des raisons d’être différentes pour leurs entreprises et pour eux, la joie naturelle de la trouver, elle, reste parfaitement présente. Je sais qu’on touche au but quand je perçois ces tressaillements, ce « wahou » ou ces onomatopées qui sortent, ce « c’est ça ! « , ce sourire jusqu’aux oreilles. Parce que c’est ça trouver sa raison d’être, celle de son entreprise. Cette joie d’avoir compris « Pourquoi », ce moment où tout s’éclaire.
La beauté de tout cela, c’est que votre raison d’être se trouve dans tous ces moments où vous oubliez de manger, ces moments où les heures (ou les secondes) s’écoulent différemment. Ces instants précis qui vous ont marqués et se sont inscrits dans votre mémoires comme des photographies sensorielles. On pourrait les appeler vos moments « Power Patate », comme en parle Florence Servan-Schreiber dans son livre homonyme (que je vous recommande vivement). Ce sont ces moments où vous êtes mis en mouvement naturellement, par une motivation interne profonde (par opposition à ceux où vous êtes motivés pour une récompense comme un salaire, ou par peur d’une réprimande). Simon Sinek évoque l’importance de ces souvenirs où vous vous êtes sentis « fier·e », « heureu·x·se », « à votre place ». Ce sont eux qui contiennent l’essence de votre raison d’être. Mais bien sûr… cela n’apparaît pas directement à l’oeil nu… (ce serait trop facile sinon !).
Quand on parle de raison d’être à un entrepreneur actuel ou en devenir, il est très facile de tomber dans l’exercice marketing. Celui qui consiste à dire : « notre entreprise oeuvre pour un monde plus durable, point ». Ou celui qui vise le « slogan » qui sonne bien « think impossible ». En tant que passionnée de marketing, je serais bien mal placée pour dire que « c’est mal en soit ». Par contre, je pense sincèrement que c’est insuffisant. Vouloir aller trop vite dans l’exercice de brainstorming pour poser des mots qui s’assemblent bien ensemble, ce serait passer à côté de la raison même de la raison d’être : trouver le « Pourquoi » de l’entreprise et de ses fondateurs.
Le grand truc avec le « WHY », c’est qu’il se stocke dans le système limbique, une partie du cerveau qui traite les émotions, les sensations mais pas le langage ni les mots. Par conséquent, il est très compliqué, voire impossible, pour nos cerveaux de mettre des mots sur notre propre source de motivation à l’oeuvre durant ces moments de Power Patate.
L’équipe de Simon Sinek illustre les conséquences de cette situation avec une question toute simple. En quelques secondes, répondez à la question : pourquoi aimez-vous votre conjoint / conjointe / meilleure amie ? Sans doute avez-vous pensé : son intelligence, son humour, sa gentillesse, son sourire…. Vous aussi ? Eh bien… il y a deux hypothèses. Soit cela signifie que l’on est tous amoureux de la même personne (mais j’imagine – j’espère – que non), soit cela signifie qu’en réalité, on est marqués par des choses plus profondes chez les personnes que l’on aime. Si profondes qu’elles ne sont pas évidentes à exprimer. C’est pareil avec les causes qui nous animent, et la raison d’être personnelle ou de l’entreprise. Il va donc falloir prendre des chemins de traverse, des détours par lesquels on fouille, on écoute.
J’ai envie de reprendre la métaphore filée d’Alexandre Lacroix dans son édito pour Philosophie Magazine sur le thème « Peut-on se mettre à la place des autres« . En effet, il explique que nous avons chacun une mélodie intérieure. Mais, justement, de l’intérieur, elle est assourdissante. On entend tous les détails, toutes les cordes, toutes les notes, tous les instruments. Quand une oreille externe l’écoute, avec plus de distance, plus de recul, elle n’entend plus le brouhaha, elle entend la mélodie comme une seule voix.
C’est justement le but quand on travaille sur la raison d’être : se faire accompagner de cette oreille extérieure pour qu’elle puisse entendre la mélodie générale, les thèmes récurrents, les choses vraiment importantes. Cela passe par des questions, des re-formulations, la capacité à gratter pour faire sortir les éléments clés.
Personnellement, cela m’a longtemps retenue pour trouver mon « why à moi ». Puisque choisir c’est renoncer, j’avais l’impression que formuler ma raison d’être, ce serait limiter mon fonctionnement à « une mission », une seule chose. En fait, j’ai fini par mettre réellement le doigt dessus. Et loin de limiter, cela permet en fait d’avoir des mots pour exprimer ce qui m’anime, ce que j’adore. Du coup, cela ouvre de nombreuses opportunités parfois inattendues. (Aviez-vous déjà vu un business developper qui accompagne des étudiants entrepreneurs pour trouver leur raison d’être ?).
D’ailleurs, cela fait le lien avec la capacité de l’entrepreneur de « décider » plutôt que de choisir. A ce propos, dans sa capsule « Philosophie de la décision« , Charles Pépin explique que la décision commence quand on accepte de se lancer avec le risque de se tromper. (Je vous laisse la découvrir ici, à 29 : 20 minutes… mais n’hésitez pas à la regarder en entier ! )
Je crois que la raison d’être est justement cette partie « d’intuition personnelle » dont a besoin l’entrepreneur pour décider de se lancer sur un marché et dans une aventure entrepreneuriale qui comportera nécessairement des incertitudes, des risques, des inconnues.
Quand des duos ou trio d’entrepreneurs rentrent dans un processus de construction de la raison d’être de leur entreprise, ils découvrent que dans ce domaine, 1+1 = 3. Ce qui est puissant, c’est que la raison d’être de l’entreprise va raisonner avec la mélodie de chacun d’entre eux. Qu’ils vont avoir ce sentiment très agréable qu’elle est taillée sur mesure pour eux, et en même temps qu’elle héberge aussi les autres membres de leur duo/trio, et qu’elle pourra accueillir des collaborateurs. Par la suite, les collaborateurs qui rejoignent cette raison d’être vont l’enrichir, la faire gonfler, la renforcer. (Il est donc possible de travailler la raison d’être d’une entreprise existante en faisant cela avec les collaborateurs.)
1. La « Cause ». C’est cet objectif plus grand que vous et que votre entreprise. C’est cette utopie que vous rêvez de voir apparaître. Certains l’appellent « vision ». Par exemple : un monde où les espèces animales évoluent sereinement; une société unie sur le plan inter-générationnel; une consommation positive pour les humains et la planète; … La notion « d’utopie » est importante. Elle permet l’ambition nécessaire aux grands changements. C’est elle aussi qui va vous donner envie d’évoluer, d’avancer constamment. « Il faut viser la lune pour atteindre les étoiles « . 😉
2. Votre « Contribution ». C’est la pierre que vous allez apporter à l’édifice de cette cause. Il ne s’agit plus là d’une utopie, mais d’un engagement fort que vous prenez au sein de votre entreprise pour participer à l’émergence de votre utopie. Certains l’appellent « Mission ». Par exemple, pour une même utopie liée à une société unie sur le plan inter-générationnel, plusieurs contributions sont complémentaires et pourraient être à la base de plusieurs organisations distinctes : créer des ponts de solidarité entre les jeunes et leurs aînés, outiller les parents dans l’éducation des plus jeunes, soutenir l’autonomie des plus âgés, favoriser la transmission entre grands-parents et petits-enfants …
3. Votre « Comment ». Ce sont les engagements que vous prenez pour vous guider dans l’atteinte, la réalisation de cette contribution. Certains les appellent « Valeurs ». Cependant, sur ce point, Simon Sinek et son équipe insistent sur l’importance de ne pas « jeter des mots » mais de bien formuler des phrases verbales. En effet, c’est le meilleur moyen de vous mettre réellement en mouvement. Par exemple, si vous dites : notre valeur c’est « la confiance », il est très difficile de traduire cela en action, car chacun en a sa propre perception morale, ses propres limites. Voulez-vous dire : « donner le bénéfice du doute à tous » ? « offrir sa chance à chacun » ? « oser se lancer » ? »… Alors, précisez-le clairement, pour que ce soit facile à comprendre par tous.
C’est cet ensemble (Cause + Contribution + Comment) qui constitue votre socle, votre boussole. Quand une décision s’offrira à vous, il vous suffira alors de vérifier en quoi celle-ci est en continuité avec vos trois éléments. Si on utilise une métaphore géométrique : c’est un peu comme un point que vous ajouteriez sur une droite …
Ce qui fait que vous serez passionnés par votre entreprise, c’est qu’elle raisonnera en lien fort avec votre propre raison d’être. Dans la même optique et par un effet miroir, l’action de rejoindre, ou de consommer dans votre entreprise, ce sera un « WHAT’ (un « quoi », une « décision ») mis en oeuvre par vos collaborateurs ou clients pour répondre à leur propre raison d’être.
Au coeur de l’entreprise, chaque action mise en oeuvre devra être un « quoi » cohérent avec le trio « Cause – Contribution – Comment ». Cela passera par des décisions aussi anodines que : les caractéristiques du produit que vous proposez (si votre contribution est de créer du lien entre grand-parents et petits-enfants, en quoi ce produit y participe-t-il?), le prestataire de votre site internet (si votre valeur est d’offrir sa chance à chacun, pourquoi ne pas fonctionner avec un junior ?), le recrutement de telle personne (en quoi incarne-t-elle votre cause, qu’a-t-elle mis en place pour y contribuer ?).
Comme pour la plupart des oeuvres, arriver à construire une raison d’être limpide, évidente, « simple » aux yeux de tous, ça prend du temps. Au VentureLab, avec les entrepreneurs que l’on accompagne, on prévoit 2 fois 2h en mettant 2 semaines entre les deux coachings. C’est donc un processus qui dure 3 à 4 semaines. De plus, avec cette formule, on n’atterrit réellement sur le trio « Cause-Contribution-Comment » que dans les 20-30 dernières minutes du coaching. Le reste est consacré à l’exploration, l’écoute, et la détection des thématiques clés.
A ce moment-là, l’équipe de Simon Sinek estime que si tout le monde (les fondateurs dans notre cas), s’accorde à dire que c’est satisfaisant à au moins 75%, alors c’est un bon boulot. Ce qui importe, c’est d’accepter qu’il reste un ou deux petits grains de sable. Cela doit être mis à l’épreuve des décisions et de la capacité à vibrer. L’idée, c’est que cela s’affine avec le temps, avec la manière dont je l’exprime le mieux en tant qu’entrepreneur, la manière dont les étoiles scintillent dans mes yeux.
L’idée de fond : si vous devez relire les valeurs de votre entreprise sur votre page de site internet, ou avoir un slide pour pouvoir énoncer à quelqu’un la raison d’être de votre entreprise, c’est qu’il y a un hic.
S’il existe une forte satisfaction à identifier et formuler la raison d’être de l’entreprise (le trio complet), ce n’est pourtant pas une ligne d’arrivée. Au contraire, il s’agit d’une ligne de départ qui va pouvoir aider l’entrepreneur à se mettre en mouvement. D’ailleurs, c’est dans cette optique qu’au VentureLab, nous avons ajouté la case « Raison d’être » en première case du Business Model Canvas d’Yves Pigneur et Alexander Osterwalder. A nos yeux, toutes les décisions stratégiques vont pouvoir en découler. Elles ne seront pas nécessairement faciles ou garanties de succès, cependant, elles auront du sens pour l’entrepreneur qui les prendra.
Vous l’avez compris… la métaphore fait partie de mes outils favoris pour satisfaire à ma raison d’être personnelle… Alors pour conclure, je vous en propose une dernière pour la route : La Raison d’Etre, c’est comme la puissance de l’eau. Elle s’écoule dans toutes les décisions, dans les rivières les plus fortes et les canaux les plus doux. Elle vous entraine comme un torrent quand vous vous alignez avec : vous allez plus vite, plus fort, avec moins d’énergie consommée. D’ailleurs, vous sentez tout de suite que votre kayak est au ralenti si vous essayez de la remonter à contre-courant. Quand elle devient limpide, elle attire naturellement d’autres personnes pour naviguer avec vous sur ses flots.
Et vous, quelle est votre raison d’être ?
Aude Bonvissuto, qui rêve d’un futur plus durable et souhaite y contribuer en incitant les entrepreneurs à découvrir leur plein potentiel.
Mes sources d’inspiration :